11 Mai 2019, Luis a quitté le Guatemala il y a déjà plusieurs jours en compagnie de son frère. Dans la pénombre du matin, ils attendent le fameux train surnommé la « Bestia », qui leur permettra de monter vers le nord du Mexique pour y retrouver leur mère souffrante.

À l’arrivée du train, les deux grimpent sur le toit d’un wagon en compagnie d’autres migrants qu’ils ont rencontrés le jour précédent. Le wagon déborde. Tous tentent de s’installer du mieux qu’ils peuvent, sachant que le voyage sera long. Des camarades viennent à la rencontre de Luis pour discuter puis le train démarre. L’impact leur fait perdre l’équilibre. Luis chute et son pied se coince dans l’attelage. Il se retrouve piégé entre deux wagons. En tentant de se libérer, il tombe sur les rails. Il n’a que le temps se retourner pour apercevoir la roue du wagon qui avance vers lui.

Puis tout devient noir. Le choc le propulse à deux mètres de la voie. En reprenant ses esprits, il est envahi par un froid immense, il entend gémir. Tout près, une jeune femme, tombée également, agonise. Luis constate alors avec effroi qu’il n’a plus sa jambe droite. Il attendra cinq heures avant que les secours n’arrivent pour le transporter à l’hôpital le plus proche.

L’histoire de Luis est celle de centaines de migrants d’Amérique centrale prêts à tout risquer dans l’espoir d’un avenir meilleur. Aujourd’hui, il participe à un programme de la Croix-Rouge venant en aide aux personnes migrantes ayant été mutilées par la « Bestia ».

Si Luis a pu retrouver sa mère, avec qui il vit aujourd’hui, la plupart des personnes mutilées lors de ce périple se retrouvent seules au Mexique. Le refuge ABBA, dans la ville de Celaya, à environ 400 km de la capitale mexicaine, héberge les bénéficiaires du programme au cours de leur réhabilitation, en plus d’accueillir les migrants de passage. Le centre a été fondé par le pasteur Ignacio Martinez Ramirez, 45 ans. C’est sa vocation religieuse qui l’a amené à aider les migrants.

« Celaya est une ville où il est normal de voir des migrants demander de l’argent pour continuer leur voyage » dit-il. « J’ai réalisé à quel point ils pouvaient être vulnérables et discriminés. Avec ma famille, nous avons commencé à les appuyer : on leur a d’abord apporté de l’eau, des vêtements. Puis une chose nous a conduits à une autre : ils avaient besoin d’un espace pour se reposer, manger et passer la nuit. Les migrants ne sont pas simplement en quête du rêve américain, ce sont des gens qui ont peu d’avenir dans leur pays d’origine, mis à part la violence qui y règne ».

Situé à quelques kilomètres des voies ferrées, le refuge est plutôt calme, seuls les sifflements du train rompent le silence, rappelant que la « Bestia » rode tout près. Pourtant un peu plus tôt ce matin-là, une quarantaine de personnes ont quitté les lieux pour poursuivre leur voyage vers le nord.

Alors que quelques jeunes bénéficiaires réunis en cercle mangent des tacos que leur a préparés une intervenante, Alan Abarca, regarde un film d’action sur un vieil écran cathodique à l’image brouillée et monochrome. Accidenté en décembre dernier, le Hondurien de 49 ans est au Mexique depuis un an suite à une amputation tibiale droite. Ce sont les mauvaises conditions économiques et la violence qui l’ont poussé à voyager aux États-Unis pour y rejoindre son frère, laissant derrière lui sa femme et ses trois filles.

« Je suis venu ici parce qu’il n’y a pas de travail pour nous, les plus de 25 ans. On ne veut pas nous donner d’emploi. Alors qu’est-ce que les gens peuvent faire? Beaucoup finissent par voler, tuer ou trafiquer de la drogue. Tout ça pour de l’argent facile. À l’heure actuelle au Honduras, il n’y a pas d’emploi, c’est pour ça que les gens vendent de la drogue. […] Des bandes sont venues chez moi et m’ont menacé. Ils ont cassé une vitre en lançant une pierre emballée dans un papier où il était inscrit : “Si vous ne payez pas 5 500 lempiras (2300 $ canadiens) par mois, on vous tuera”. Je ne pouvais pas payer alors je suis parti rejoindre mon frère ».

Trois fois par semaine, les bénéficiaires se rendent au centre de traitement intégral pour personnes handicapées INGUDIS dans la municipalité de Silao, à environ une heure de route de Celaya. Là, encadrés par des thérapeutes, ils entament leur réhabilitation. Ils doivent d’abord guérir leurs plaies, pour ensuite renforcer les muscles atrophiés par le traumatisme et le manque d’activités.

Après une ronde d’échauffement, Efrain Sub Coal, Carlos Daniel Lopez et Edwin Alejandro Tomas Pacaye, tous accidentés cette année, pratiquent leur coordination avec un parcours à obstacles. La peur se lit sur les visages. Un moignon en guérison est très sensible, une chute risquerait d’entrainer d’atroces douleurs. Mais au milieu des commentaires taquins que lance Carlos à Edwin, le personnel reste attentif, prêt à intervenir au moindre déséquilibre.

Le regard vigilant, le chef thérapeute Juan Manuel Melendez Olivares observe la scène. Avec ses 21 ans de travail en réhabilitation, il a suivi des dizaines de migrants mutilés par la « Bestia ».

« Les migrants ont des conditions physiques optimales pour récupérer, la plupart sont jeunes et en bonne forme physique. Leur volonté d’atteindre la frontière avec les États-Unis les incite à aller de l’avant. Certains m’ont dit “Tu sais que je retournerai dans mon pays”, mais ils sont les moins nombreux. [La plupart], même avec une limitation “fonctionnelle”, persistent avec cet objectif [d’aller aux États-Unis]. La force qu’ils ont est admirable. Parfois, c’est difficile à comprendre... “Il t’est arrivé tout ça et tu veux continuer ?”. Mais il faut voir les contextes de leur pays d’origine… S’ils risquent cette aventure, c’est que les conditions dans leurs pays ne sont pas très bonnes ».

À quelques pas de là, dans l’atelier prothétique, Luis a déjà sa prothèse. Aidé par un technicien, il fait quelques ajustements afin de la rendre plus confortable. Il a déjà pris sa décision, il n’ira pas aux États-Unis, mais ne désire pas retourner au Guatemala. Si tout va comme il le souhaite, il restera avec sa mère au Mexique et demandera une résidence « humanitaire » lorsque le traitement sera terminé.